Quelques perspectives sur le revenu universel

The error contained in this sermon determined me to publish my “Agrarian Justice.” It is wrong to say God made rich and poor; He made only male and female, and He gave them the earth for their inheritance.

Thomas Paine (1795).

Le développement que vous vous apprêtez à lire n’a pas l’exhaustivité comme condition. Il se contente de mettre en lumière les réflexions – pré-contemporaines ou contemporaines, de quelques intellectuels majeurs ; réflexions qui sont à la base des propositions et des argumentations de certaines personnalités politiques d’aujourd’hui. La première partie présente deux moments importants dans l’itinéraire qu’a suivi l’idée d’une allocation universelle : son émergence dans un contexte de grande pauvreté et tension sociale dans l’Angleterre de la Renaissance, puis son entrée dans la réflexion philosophique moderne. La deuxième partie, quant à elle, passe en revue les réflexions récentes – post 90 – autour de la proposition d’un revenu universel.

La proposition d’un revenu minimum universel est assez inclassable dans la mesure où des auteurs d’obédiences très diverses soutiennent telle ou telle version de ce type de dispositif. La raison en est relativement simple, en effet, en dépit du fait qu’il s’agisse d’une politique très simple qui a pour but d’atteindre un objectif très précis, le revenu minimum universel à des implications philosophiques très profondes sur la nature de nos sociétés modernes. Une définition générale du revenu minimum universel pourrait être la suivante : il s’agit d’une mesure de politique économique qui garantit, de manière inconditionnelle et permanente (du berceau à la tombe), que le revenu de chacun des membres de la société ne descende au-dessous d’un certain seuil sans aucune obligation de travailler pour les récipiendaires.

Une ancienne idée…

Dans une Europe en plein renouveau culturel, scientifique et politique – L’Europe de la Renaissance du 16ème siècle –, les questions qui animent les débats d’aujourd’hui excitaient déjà les langues des intellectuels : répartition des richesses, grande pauvreté, justice sociale, entre autres. Certains, et c’est le cas de Thomas More avec son œuvre Utopia (1516), rêvent d’une société plus harmonieuse et tentent d’en décrire les traits. Thomas More appartient au courant Humaniste et fait partie des plus éminents intellectuels anglais. C’est justement la société anglaise et les dérives qu’elle autorise qu’il souhaite critiquer à travers son œuvre. Il est spectateur du mouvement des enclosures, soit la privatisation des terres agricoles par les propriétaires fonciers les plus riches qui s’est faite au détriment des paysans les plus pauvres, et qui est responsable d’un appauvrissement spectaculaire des zones rurales de l’Angleterre de l’époque. Ce mouvement marque le début du capitalisme pour certains, mais la régression sociale pour d’autres. Thomas More n’hésite pas à montrer son hostilité à ce changement de paradigme.

Dans la première partie de son ouvrage Utopia, il métaphorise la situation afin d’en critiquer les conséquences : « Vos moutons, que vous dites d’un naturel doux et d’un tempérament docile, dévorent pourtant les hommes… ». L’ensemble de la première partie sert à critiquer les dérives de la société anglaise et à les confronter à sa vision d’une société juste. C’est dans la deuxième partie de son ouvrage qu’il introduit une idée qui pose les jalons d’une allocation universelle. Il y fait décrire par un marin portugais, une île souhaitée – plus qu’espérée -, qu’il nomme « Utopia ».

Le marin portugais décrit une île topographiquement isolée, dans l’idée de pouvoir y imaginer une forme de gouvernement qui ne serait pas influencée par ses éventuels voisins et qui ne pourrait que très difficilement être approchable par des étrangers. L’île est décomposée en cinquante-quatre villes identiques en tous points. Les journées sont composées de six heures de travail et cela est suffisant puisque l’ensemble de la population travaille. En effet, vu qu’il n’y a pas de droit de propriété, il n’y a pas de rentiers, la quasi-totalité des femmes travaillent, et tous font un travail utile à la société dans son ensemble. Il y a un contrôle de la population ; si le nombre d’habitants sur l’île dépasse un niveau acceptable, des citoyens de chaque ville sont sélectionnés et priés de fonder une colonie sur des terres laissées à l’abandon. Les règles de l’île sont très strictes : adultère sanctionné très sévèrement par la mise au statut d’esclave du fauteur, interdiction de se faire défendre par un avocat, etc. Le tout dans l’objectif de substituer l’intérêt public à tout intérêt privé.

L’idée d’un revenu inconditionnel versé à chaque citoyen apparait à la fin de la deuxième partie. Les citoyens sont assurés de ne pas manquer du nécessaire, du moment que les « greniers publics soient remplis ». Autrement dit, du moment que les comptes publics sont au vert, chaque citoyen est assuré de recevoir une allocation qui lui permet de satisfaire ses besoins nécessaires. More considère qu’il n’y a plus grande richesse que de ne pas manquer de l’essentiel et ainsi d’être libéré de la peur de manquer, aussi bien pour soi ou par sa famille. Il dénonce l’existence, dans les autres sociétés, de métiers dont pourraient facilement se passer la communauté et qui pourtant sont très bien rémunérés (« premier noble venu, usurier, orfèvre, ou n’importe lequel de ces gens qui ne produisent rien »), au contraire des ouvriers (« artisan, laboureur, etc. ») qui travaillent d’arrache-pied et dont le salaire ne permet pas de subvenir aux besoins les plus essentiels.

Thomas More décrit une société dans laquelle le travail est largement planifié. Ainsi, il propose une vision libérale du revenu universel (éradiquer la pauvreté, la criminalité, etc.) plus qu’une vision émancipatrice du travail, puisque sur l’île d’Utopie, chaque citoyen est dans l’obligation de travailler pour contribuer au remplissage des deniers publics. De plus, puisque chaque citoyen, s’il veut vivre sur l’île, doit travailler, l’allocation versée à chaque citoyen ne peut vraiment être considérée comme inconditionnelle. Il n’empêche que More, sans le savoir, a mis sur la table une idée… Encore débattue aujourd’hui.

Une question de justice

En effet, deux siècles plus tard, l’idée d’un revenu minimum universel n’a pas disparu du débat public, puisqu’il se retrouve dans un traité de 1796 sur la Justice Agraire du pamphlétaire Thomas Paine. Quatre siècles plus tard, l’idée n’est toujours pas abandonnée et s’est étoffée d’analyses qui dépassent le cadre purement politique. Elle anime les débats entre philosophes. Le philosophe politique John Rawls s’est posé la question suivante : comment une société peut-elle assurer la justice à ses citoyens ?

Philosophe politique du 20ème siècle, influencé par Kant et Rousseau, il tente d’y répondre à l’aide d’un ouvrage connu, reconnu et aussi critiqué, intitulé Théorie de la Justice (1971). La principale idée avancée par Rawls est que le juste doit passer avant l’égalité. Autrement dit, une société doit être juste, mais n’a pas forcément besoin d’être égalitaire pour être juste. C’est donc la question de la distribution des richesses via le principe de justice distributive qui l’intéresse dans beaucoup de ses travaux. Selon le principe de justice distributive, il faut atteindre une égalité proportionnelle et non absolue, c’est-à-dire traiter de manière inégale des individus inégaux (Gaudemet, 2017). Le raisonnement peut s’inverser afin de mieux comprendre : accorder un traitement égal à des individus qui sont dans des situations inégales est injuste selon le principe de justice distributive. Rawls cherche à proposer une théorie qui permette de concilier la liberté, la justice, mais aussi l’intérêt collectif. Pour cela, il propose un outil connu sous le nom de « voile d’ignorance ». Il part de l’hypothèse que les individus pensent à leur propre bien-être avant de penser au bien-être des autres. Ainsi, pour imaginer les principes de justice régissant une société réellement juste, il faut procéder à un simple exercice de pensée : énoncer les règles de justice d’une société sans savoir quelle position nous allons avoir dans cette même société, c’est-à-dire prendre les décisions derrière un « voile d’ignorance ». Ainsi, un individu doit s’imaginer sur le point de naître et à ce moment-là choisir la société dans laquelle il souhaite vivre, sans savoir s’il sera un homme, une femme, en bonne santé, malade, sans handicap, handicapé, riche, pauvre, etc. Cet exercice de pensée permet, selon Rawls, de supprimer le biais d’égoïsme des individus et ainsi de construire des règles de justice réellement justes. Naturellement, une question nous taraude : ne connaissant pas notre position future dans la société imaginée, souhaiterions-nous qu’il existe un revenu universel ?

Dans la section 43 de sa Théorie de la Justice, section intitulée « Les institutions de base de la justice distributive », il décrit un gouvernement décomposé en quatre départements, dont un chargé des transferts sociaux et qui a pour objectif d’assurer le minimum social. Selon Rawls, du moment où le minimum social est garanti à chaque individu, l’allocation du reste du revenu total peut se faire via le système de prix, sans que cela ne soit injuste ; dans la condition que le principe de concurrence soit respecté. Ce minimum social peut s’interpréter comme un revenu de base et est motivé par une volonté de justice sociale. Cependant, il ne faut pas faire de raccourci trop rapidement. Rawls s’interroge sur la moralité d’un revenu universel et se demande : « si vous choisissez de vivre en faisant du surf à Malibu toute la journée, pourquoi la société devrait-elle vous nourrir ? ». Rawls est finalement plus favorable à des subventions au profit des plus défavorisés qu’au versement sans conditions d’une allocation universelle. L’argument de Rawls est le suivant : un revenu universel ne peut être distribué que si l’ensemble de la société coopère afin de produire des richesses, dont une partie est redistribuée sous la forme d’un revenu de base. Malheureusement, l’individu qui passe son temps à surfer à Malibu ne fait pas partie de cette coopération qui permet de créer des richesses et donc de distribuer un revenu universel. Est-il juste qu’il perçoive un revenu de base ? Il semble alors qu’il faille mettre en place un revenu de base sous conditions. Il faudrait alors contrôler les individus, ce qui complexifierait lourdement le système et ferait perdre les caractéristiques de simplicité et de transparence du revenu de base. Le débat est encore d’actualité entre les philosophes.

Des reformulations plus récentes

La suite de cette note a pour objectif de présenter succinctement les développements récents sur la proposition d’un revenu universel. Elle se base sur le travail de Karl Widerquist qui analyse les motivations et les propositions de six ouvrages parus dans les années 90.

L’objectif transversal de toutes ces variantes du revenu minimum est de lutter contre la pauvreté. Cet objectif n’est pas loin de la préoccupation centrale de l’économiste britannique John Maynard Keynes qui cherche à analyser et à résoudre le paradoxe de la pauvreté dans l’abondance. En effet, on peut se questionner de manière légitime sur les raisons sous-jacentes de la persistance de la grande pauvreté dans des sociétés modernes ayant atteint un niveau de développement inégalé dans l’Histoire de l’Humanité.

Nous allons commencer avec l’analyse de deux ouvrages de Philippe Van Parijs, qui propose un revenu minimum universel qui devrait être fixé au niveau le plus haut de ce qui est soutenable d’un point de vue économique. En effet, Van Parijs se situe dans la lignée des travaux John Rawls sur la justice sociale, qui souhaite que le sort des moins bien lotis dans une société donnée soit le meilleur possible (c’est-à-dire qu’il n’existe pas au moins un autre arrangement économique qui permettrait à ces derniers d’améliorer leurs sorts). Dans le premier ouvrage publié en 1995, Arguing for Basic Income: Ethical Foundations for a Radical Reform, Van Parijs cherche à donner des arguments éthiques à la proposition d’un revenu minimum universel.

En effet, il compare cette dernière proposition à l’abolition de l’esclavage et l’introduction du suffrage universel. Il nous met en garde sur le regard que pourrait porter sur nous les futures générations à propos de notre manière de traiter les sans-abris. En définitive dans ce premier ouvrage, il met l’accent sur le fait que cette mesure doit être défendue pour des raisons morales puisque, depuis les années 30, les économies industrialisées n’ont pas réussi à réduire massivement ou à éradiquer la grande pauvreté.

Dans son second ouvrage, publié en 1995, Real Freedom for All : What (If Anything) Can Justify Capitalism? Philippe Van Parijs défend, de manière intéressante, l’introduction d’un revenu minimum universel pour démontrer la supériorité du capitalisme sur le socialisme. En effet, en tant que disciple de John Rawls, la Justice Sociale est assurée lorsque le sort des moins bien lotis dans la société ne peut pas être amélioré par tout autre arrangement économique. Puisque le capitalisme est le système qui permet d’assurer le revenu minimum universel maximum alors c’est le meilleur système économique. Il est supérieur, en ce sens, au système communiste/socialiste.

Dans son ouvrage, publié en 1995, Public Economics in Action: The Basic Income/Flat Tax Proposal, Anthony B. Atkinson offre une analyse positive des différents outils utilisés par l’économie publique pour analyser cette question d’un revenu minimum universel. Il ne tire aucune conclusion sur le fait que cette mesure devrait être introduite ou non. Cet ouvrage est à destination des économistes qui ne sont pas familiers de cette littérature et qui souhaitent s’emparer des outils de l’économie publique pour étudier cette question. Néanmoins, il prône une meilleure interaction entre les diverses branches de l’économie publique (Choix public, analyse empirique, conception des politiques et théorie de l’incidence) afin d’analyser plus finement les diverses propositions relatives au revenu minimum universel.

Dans son ouvrage, publié en 1996, The $30 000 Solution: A Guaranteed Annual Income for Every American, Robert R. Schutz propose un revenu universel d’existence de 30 000 dollars par tête. Cette proposition peut laisser pantois dans la mesure où, à l’époque de la proposition, ce montant était supérieur au niveau de PIB par tête aux États-Unis. Schutz propose de taxer intégralement tous les revenus qui ne proviennent pas du travail (dont toutes les rentes, profit, revenus du capital) et un plafonnement des salaires à 100 000 dollars par tête. Ce qui n’est pas sans rappeler les travaux récents de Daniel Kahneman et d’Angus Deaton sur le lien entre haut salaire et qualité de vie où ils démontrent que la qualité de vie n’augmente pas au-delà de 75 000 dollars par an.

Dans son ouvrage, publié en 1997, The Benefit of Another’s Pains: Parasitism, Scarcity, Basic Income, Gijs Van Donselaar s’oppose clairement au revenu minimum universel en invoquant un argument assez original. Dans une perspective de philosophie politique, il explique avec une parabole des îles assez amusante que la mise en place d’un revenu minimum universel pousserait à l’oisiveté les membres les moins enclins à travailler dans une société et que l’exploitation Donselaarienne est toujours préférable à une situation sans exploitation qui conduit à un appauvrissement généralisé de la société.

Dans son ouvrage, publié en 1997, “…And Economic Justice for All” Welfare Reform for the 21st Century, Michael L. Murray adopte le point de vue d’un spécialiste de l’assurance et explique que le système actuel est inefficace dans sa lutte contre la grande pauvreté, car le système d’assurance social essaye de distinguer les pauvres qui peuvent travailler (et que l’on n’aide pas) et ceux qui ne peuvent pas travailler (et que l’on ne devrait pas aider). Le système d’assurance social étant incapable de faire cette distinction correctement, on pourrait ainsi expliquer le paradoxe de la pauvreté dans l’abondance. Il met également l’accent sur le chômage technologique qui, selon lui, serait un argument de plus en faveur de la mise en place d’un revenu minimum universel.

Dans son ouvrage, publié en 1998, The National Tax Rebate: A New America with Less Government, Leonard M. Greene fait une proposition à l’accent libéral, et que Milton Friedman n’aurait pas renié, dans la mesure où il propose de supprimer tous les programmes sociaux fédéraux ou non et de les remplacer avec un revenu minimum d’existence de 400 dollars par adulte et 200 dollars par enfant. Son argumentaire est basé sur deux points principaux : premièrement, les programmes sociaux encouragent l’oisiveté ; deuxièmement, des charges sociales trop élevées induisent que les salaires des emplois à faible valeur ajouté sont encore plus faibles. On peut noter que cette proposition est assez hybride d’un point de vue théorique dans la mesure où elle est mi-chemin entre laisser-faire et intervention de l’État.

Comme précisé dans le propos introductif à cette note, seuls quelques aspects historiques du cheminement intellectuel de l’allocation universelle ont été abordés.

Nota bene : Cet article a été coécrit avec Yann Thommen et est disponible sur le site ERMEES.

Bibliographie

  • Atkinson, A. B. 1995. Public Economics in Action: The Basic Income/Flat Tax Proposal. Oxford: Clarendon Press.
  • Gaudemet. 2017. Justice Distributive. Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 mars 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/justice-distributive/
  • Greene, Leonard M. 1998. The National Tax Rebate: A New America with Less Government. Washington: Regency Publishing, Inc.
  • Kahneman, D., & Deaton, A. (2010). High income improves evaluation of life but not emotional well-being. Proceedings of the national academy of sciences, 107(38), 16489-16493.
  • More, T., & Delcourt, M. 1983. L’Utopie ou le Traité de la meilleure forme de gouvernement (Vol. 13). Librairie Droz.
  • Murray, Michael L. 1997. “…And Economic Justice for All” Welfare Reform for the 21st Century. Armonk, NY: M. E. Sharpe.
  • Paine, Thomas. 1974. “Agrarian Justice,” in P. F. Foner (ed.) The Life and Major Writings on Thomas Paine. Secaucus, NJ: Citadel Press.
  • Rawls, J. 1987. Théorie de la justice. Editions du Seuil.
  • Schutz, Robert R. 1996. The $30,000 Solution: A guaranteed annual income for every American. Santa Barbara, CA: Fithian Press.
  • Van Donselaar, Gijs. 1997. The Benefit of Another’s Pains: Parasitism, Scarcity, Basic Income. Amsterdam: Department of Philosophy, University of Amsterdam.
  • Van Parijs, Philippe (ed.) 1992. Arguing for Basic Income: Ethical Foundations for a Radical Reform. New York: Verso.
  • Van Parijs, Philippe. 1995. Real Freedom for All: What (if anything) can justify capitalism? Oxford: Clarendon Press.
  • Widerquist, K. (1999). New perspectives on the guaranteed income. The Jerome Levy Economics Institute of Bard College.

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